On est en 1976. J’ai 22 ans. Je me suis trouvé un emploi d’été à la Baie James.
La Baie James, qui allait devenir le plus le grand projet hydroélectrique au monde, était alors dans ses premières phases de développement. Je me suis donc retrouvé dans une région éloignée du Nord-du-Québec à 400 kilomètres du plus grand centre urbain. Un contraste brutal pour ce jeune homme né à Montréal et habitué au rythme effréné et trépidant de la grande ville. J’avais l’impression d’être au bout du monde !
Je passe l’été au camp Eastman qui abrite les travailleurs des chantiers de construction avoisinants. Nous sommes tous logés dans des roulottes. Nous avons des salles de bain et des buanderies communes. Pas de télévision, pas de signal radio non plus, sauf pour quelques rares captations via les ondes courtes. Nous partageons aussi un grand espace qui comprend une cuisine, une cafétéria et une salle de loisirs avec projection de films et des tables de ping-pong et de baby foot.
Et puis, il y a un magasin général. On y trouve de tout : des gants, des jumelles, des magazines, des cigarettes, des croustilles… même des bottes !
Je suis assigné au magasin général.
Je me lève à 5 h pour l’ouverture et déjà vers 7 h 30, je n’ai pratiquement plus rien à faire. Les ouvriers, qui doivent être très tôt sur les chantiers, sont venus faire leurs achats avant d’aller travailler. J’ai donc beaucoup de temps devant moi. Je sors courir et je passe un peu de temps au soleil.
Et ensuite… je lis. Je suis un étudiant de premier cycle à l’Université McGill et je compte obtenir mon baccalauréat avec majeure en littérature anglaise ainsi qu’un diplôme en éducation. J’ai apporté avec moi l’œuvre complète de William Shakespeare. Un choix ardu, vous me direz, comme lecture estivale !
C’est une période où je réfléchis beaucoup sur ma vie. Je me demande qui je suis et je ne suis pas certain d’être sur la bonne voie. Cette réflexion m’amène à me remettre en question. Je constate que je suis coincé dans un cercle vicieux, que ma façon d’agir ne reflète pas nécessairement qui je suis et ce que je désire. Je réalise que mon comportement est plutôt influencé inconsciemment par les autres et par les circonstances.
Que vient faire Shakespeare dans tout ça ? Eh bien, en lisant ses écrits, surtout Les Sonnets consacrés à l’amour, je me suis rendu compte jusqu’à quel point cet écrivain était créatif, imaginatif, visionnaire et surtout très courageux. Oui, courageux, car il faut se rappeler que ses écrits ont vu le jour au dix-septième siècle. Je suis convaincu que sa façon d’aborder l’amour et les scènes amoureuses dans Les Sonnets a dû être considérée plus ou moins orthodoxe à l’époque et en a probablement scandalisé et choqué plusieurs.
Dieu merci pour son courage et sa vision, car il a aidé le jeune homme que j’étais à l’époque à devenir plus conscient de ses émotions et de ses comportements. Ce que j’ai réalisé dans cette région éloignée du pays allait avoir une influence cruciale sur le reste de ma vie.
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